« Retour Urbanisme et littérature

Lors de la journée organisée pour les 30 ans de l’institut d’aménagement, de tourisme et d’urbanisme de Bordeaux, nous avons été invités pour faire une animation, pour faire sourire des urbanistes.

Malheureusement, nous n’avions pas beaucoup envie de sourire ce 6 Octobre. D’ailleurs personne n’avait envie de sourire après un colloque de 8 heures d’urbanisme.

Et oui, en tant que jeunes urbanistes, nous voulons sauver la planète et rendre les gens heureux. Pour cela, nous réalisons des projets urbains et à travers ces projets, nous racontons des histoires sur comment nous allons petit à petit sauver la planète, comment nous allons arriver tous ensemble à être plus heureux, et là nous sentons que la profession a un gros problème de narration et de capacité à raconter de belles histoires.

Premier problème : le lexique. Entre notre vocabulaire professionnel, nos expressions techniques et surtout nos raccourcis, nous en venons à ne même plus être intelligibles du sens commun. En particulier dans le domaine du développement durable, qui se prête beaucoup trop aux abus de langage.

Prenons un exemple : nous voyons ici, dans un article de la presse professionnelle, une région qui se vente de bâtir des lycées « à énergie zéro », chose que nous pouvons trouver parfaitement louable, mais parce que nous sommes des professionnels (ou futurs professionnels) et que nous savons qu’il est question du bâtiment.


Mais pour le commun des mortels, un lycée « à énergie zéro » doit plutôt évoquer ceci…

leurs gamins au milieu d’une gigantesque épidémie de mononucléose. On voit tout de suite mieux à quel point certaines associations de termes peuvent se révéler malhabiles.

Pour les mêmes raisons, nous ne croyons pas au commissariat « passif » et, encore moins, au bistrot « basse consommation ».

 

L’autre danger est d’employer les mêmes termes utilisés partout et pour tout.

Par exemple, lorsqu’on que la Communauté Urbaine de Bordeaux réfléchit à son projet métropolitain basé sur les 5 S : sensible, sobre, stimulant, singulier et solidaire :

Nous nous disons, mais nous avons un esprit un peu tordu, que ces mots pourraient très bien servir à vendre du muesli bio pour personnes âgées qui ont un transit délicat…

Autre exemple, lorsque nous parlons de tramway et de vélos, de site propre, de transport doux, de liberté de mouvement, de sécurité et de confort :

…il faut bien se rendre compte que ces mots appartiennent au champ lexical de la couche culotte.

Second problème, le déroulement de l’intrigue, un peu faiblarde.

On s’obstine à mettre en avant des sujets peu populaires, qui ne stimulent pas l’imaginaire du public, dont personne ne ferait des films. Prenez la marche à pied en ville qui devient un nouveau moyen de transport idéal. Et bien, allez sur Youtube comparez le nombre de vidéos sur la marche à pied et leur audience par rapport à celles dont les sujet sont « grosses bagnoles », « dérapage », « accident ». Le résultat est flagrant, il y a 150 fois plus d’audience pour les grosses bagnoles.

Donc, l’autre problème après le choix des mots, nous l’entrevoyons dans le dernier exemple, c’est l’histoire que l’on cherche à raconter.

Aujourd’hui, les urbanistes n’ont plus que le mot « écoquartier » à la bouche. Alors soit, nous allons vous raconter une histoire d’écoquartier. Une histoire qui est tirée d’un palmarès du ministère de l’environnement, labellisé en 2009, qui a donc l’air très sérieuse et qui se déroule à Charleville-Mézières.

On nous dit que :

« Il s’agit de redessiner un quartier très touché par le chômage, très enclavé dans une boucle de la Meuse, pour en faire un nouveau pôle urbain attractif. D’autant qu’il ne manque pas d’atouts puisqu’on y trouve aujourd’hui l’hôpital et le pôle de gérontologie de la ville. »

La gérontologie « atout d’attractivité » ! Et pourquoi pas de dynamisme ! Non, l’intrigue à l’air douteuse. Mais après tout, peut-être est-ce vraiment l’histoire que vous voulez raconter. Le pôle de gérontologie est même un projet dans l’air du temps. Après tout, lorsque nous parlons de mobilité douce, de développement durable et de concertation, nous nous adressons à des gens qui font des promenades, qui ont le temps de s’occuper d’un potager et qui viennent aux réunions publics pour râler et manger le buffet, bref, lorsque nous faisons l’urbanisme contemporain, nous nous adressons principalement à la personne âgée. Sage anticipation démographique.

Donc ok, racontons une histoire sur une ville pour séniors.

Commençons par poser le cadre, c’est-à-dire que les séniors marchent beaucoup, certes, mais ils marchent à 3 km/h et n’aiment pas être bousculés par des vélos. Il y aura donc des voies à 3 km/h, avec des sols mous pour ne pas se blesser lors des chutes, des potelets-tabouret partout pour s’asseoir et des contrastes de couleur très forts pour ceux qui ont de la cataracte. Au final, l’espace public pour sénior ressemblera à une immense aire de jeux.

Excellent point pour la mixité intergénérationnelle, des enfants pourront en profiter jour et nuit. Enfin la nuit les enfants dorment mais cet espace pourra être approprié par ce qui ressemble le plus à des enfants après minuit. Après minuit, les gens qui tombent par terre, qui attrapent des objets, qui grimpent à des trucs, qui se salissent… ce sont probablement de jeunes adultes qui ont trop bu. La ville pour sénior deviendra alors une sorte de parc à jeux pour jeunes gens ivres qui sortent de bar, qui y trouveront un espace adéquat pour évoluer sans dégrader l’espace public, un espace de convivialité et…

… pardon, fausse piste, ce qui compte, c’est que la mixité intergénérationnelle se déroule au même moment de la journée, mélanger les séniors et les plus jeunes au même endroit au même moment. Malheureusement, nous nous rendons compte que cette présence simultanée de personnes âgées et de jeunes adultes dans un même espace privé peut avoir des conséquences inapropriées. Les récentes affaires nous prouvent que le bureau, la maison, l’hôtel, se prêtent mal à ce genre de contacts.

Nous pouvons imaginer que de jeunes femmes,  aide soignantes, personnels de ménage, ne voudront plus être enfermées seules avec des séniors dans une pièce exiguë. Par conséquent plusieurs activités se retrouveront repoussées dans des espaces collectifs où existe une surveillance sociale. C’est ce qu’on appelle le « conjoint » ou le « voisin ». Bon, des kinés, des massages dans la rue, c’est peut-être la ville de demain? La ville des séniors. Ce que certains appellent la ville sensuelle ? Enfin sensuelle, encore un mot qui ne reflète pas tout à fait toute la portée du concept.

Si on résume : nous cherchons à raconter une histoire pas forcément bien captivante et nous la racontons avec les mauvais mots… ça commence à ressembler à une impasse. C’est pourquoi nous pensons qu’il est peut-être temps de reconsidérer le problème à la source, en l’envisageant sous l’angle littéraire.

Pour commencer, en urbanistes rigoureux, nous avons effectué un travail de diagnostic, en nous demandant : qu’est-ce que serait l’équivalent littéraire de l’urbanisme tel qu’on le pratique aujourd’hui ? Et bien il semblerait que ce soit ça…

… la collection Harlequin. Les mêmes thèmes, les mêmes termes et un public de vieux.

Nous ne vous cachons pas qu’il s’agit d’une référence assez peu prestigieuse. Et nous trouvons cela dommage car il existe des livres qui ont bien meilleure réputation, dont les thèmes de prédilection ne semblent pas si éloignés des nôtres.

Sur l’échantillon qui vous est ici proposé, en l’occurrence, les liaisons ne sont pas douces mais « dangereuses ». C’est sans doute pour cela que l’histoire est beaucoup plus intéressante mais, nous sommes d’accord, ce n’est pas tout à fait l’histoire que vous cherchez à raconter.

Heureusement, dans le tas, il y a des livres dont les titres semblent coller parfaitement à nos préoccupations, dont on pourrait s’inspirer et dont peut-être, soyons utopistes, on s’inspire déjà.

Ceci étant, nous vous avouons que ces livres, nous ne les avons pas lus et nous n’en connaissons donc pas tout à fait le contenu. Nous nous sommes dit que ce doit être comme pour les projets d’urbanisme : si le titre sonne bien, le contenu est forcément bon.

Mais soyons tout de même réalistes. La grande littérature, les génies du style, ce n’est probablement pas encore pour nous. En particulier tout ce qui relève de la poésie et des envolées lyriques (de toute façon, quand on voit comment ont fini les poètes maudits, on se dit que les urbanistes-poètes ne seront pas des références de développement durable).


Il faut mieux aborder cette question plus modestement, en partant de l’existant et en se demandent : qu’est-ce que la forme évoluée, même très légèrement, de la collection Harlequin ? À notre humble avis, il s’agit de ceci…

… le roman de gare et, en particulier, le SAS. L’écriture y est toujours aussi mécanique et formatée, mais le style est moins ampoulé, on y trouve un peu d’action et un vocabulaire compréhensible. On y trouve même des diagnostics urbains et sociologiques sans concession, non dénués d’une certaine pertinence.

Certes, cette perspective n’est pas incroyablement prestigieuse. Mais au point où en est le drame aujourd’hui, c’est le mieux que nous ayons à vous proposer et ce serait déjà aller vers une amélioration.

Pour conclure, nous souhaitons essayer d’arrêter avec cet urbanisme harlequin et un peu béat en s’ouvrant un peu plus au sens commun, à l’ensemble des usages, voir ce que peuvent générer ces « mauvais usages » et aspirer donc à un peu plus de sagesse de comptoir.